Entre les raffineries et le fleuve

Cet article à été publié dans Roches, papier, allumettes, journal anarchiste montréalais.

Il n’y a pas si longtemps, des ami.e.s se sont promené.e.s dans un des quartiers de l’est de Montréal, le long du trajet de plusieurs pipelines. Entre les raffineries et le fleuve, il y a des parcs, une école, un jardin communautaire. Il y a un gars qui s’occupe de ses tomates, qui vit ici depuis 40 ans. Ce gars-là, c’est le « gros bon sens ». Un pipeline qu’il n’a jamais vu passe sous la terre de son jardin, mais il a confiance: « c’est faite solide ça, y’a pas de problème ».

Selon l’organisation mondiale de la santé, dans l’est de la ville à partir de Hochelaga, on a la pire qualité d’air au Canada après Sarnia, en Ontario, au cœur de chemical valley(1). On respire des poisons à peine moins virulents que ceux que respirent les autochtones d’Aamjiwnaang, le ground zero de l’industrie pétrochimique mondiale, et notre espérance de vie est à peine plus longue que la leur. Il y a 70 ans, le gouvernement fédéral établit cette réserve en plein cœur de chemical valley, après en avoir exproprié les non-autochtones à cause de la contamination.

Entre Sarnia et Montréal, il y a la ligne 9. Son inversion annoncée n’amène pas grand chose de nouveau: à la destruction silencieuse, aux mensonges et à l’hypocrisie, à la catastrophe prévue d’avance, s’ajoute une naïveté citoyenniste qui ne demande qu’à être rassurée, réclamant une gestion adéquate du risque et quelque considération pour le soi-disant bien commun. Le sinistre paysage en amont, fait de monuments à l’horreur industrielle (mines à ciel ouvert, torchères, villages en contreplaqué, bassins de rétention, etc…) contraste avec la relative discrétion des oléoducs. Contrairement à ces plaies énormes sur le visage de la terre, le projet de la ligne 9 n’est pas d’une ampleur immédiatement visible. Il n’en constitue pas moins les tentacules d’un monstre. L’expropriation est pernicieuse. Dans une publicité d’Enbridge destinée aux agriculteurs, on ne montre rien d’autre que ce qu’il y a déjà: des champs, des fleurs, des oiseaux. Rien ne va changer. Ailleurs, là ou les pipelines sont une réalité bien établie, les gens se rappellent avoir joué autour étant enfants. Ces projets ne sont pas séparés du monde, ils passent en son milieu et nous enferment dans l’inévitable. Les campagnes de relations publiques, inspirées des techniques de contre-insurrection nous invitent à l’opportunisme ou à défaut, au « réalisme ».

Shit happens, comme le dit Martineau à propos de Lac-Mégantic. À cette occasion, Bock-Côté nous a aussi rappelé que le « surgissement de l’apocalypse » doit nous devenir familier. C’est le destin de l’humanité, l’autre face du progrès. Si on le veut, ce progrès, et ses bénéfices dont nul ne doit douter, il faut en accepter les risques. Le risque, à force d’être partagé, devient diffus, et son déni se généralise. Notre jardinier de Montréal-Est n’a d’autre choix que de se convaincre de la solidité des conduits qui passent sous ses pieds.

Ceux qui voudraient faire de nous des « bons citoyens » cherchent à nous mobiliser autour du « bien commun », comme si la nature nous appartenait, mais à la base de notre participation plus ou moins volontaire à la société, il y a surtout le partage des risques et leur acceptation implicite, qui scelle notre séparation d’avec le vivant. Alors qu’il devient de plus en plus difficile d’externaliser l’écocide, la face « négative » du bien commun se retrouve aussi bien à Fukushima (avec le mouvement pour le partage des radiations(2)) que sur les tracés, actuels et projetés, des pipelines, trains et bateaux qui transportent le pétrole sous toutes ses formes.

Un ruisseau traverse la nation Aamjiwnaang, des panneaux préviennent de ne pas boire l’eau ni de s’y baigner, car elle contient une multitude de produits toxiques. Devant un parterre de militants de gauche, environnementalistes, citoyennistes, anthropocentriques, Vanessa Gray, de Aamjiwnaang, faisait remarquer que les animaux qui ont le malheur de vouloir s’abreuver à ce ruisseau ne savent pas lire.

Nous n’avons rien à faire des améliorations réclamées par les citoyennistes. Une saine gestion des oléoducs ne signifierait qu’un taux de fuite inférieur au prévisions cyniques d’Enbridge3. L’horreur de la ligne 9 ne réside pas exclusivement dans les fuites inévitables de sa tuyauterie. Elle se concrétise surtout par cette pollution quotidienne qui ronge l’est de Montréal et Aamjiwnaang, et dans la possibilité qu’elle offre aux sables bitumineux de continuer leur croissance au détriment de la forêt boréale et de ses habitants humains et non-humains. Une opposition sans-compromis à la ligne 9 et aux autres projets de pipelines peut seule permettre de rompre avec la catastrophe généralisée et l’omniprésence de son déni. La multiplication des projets d ‘oléoducs, de forages et de fracturation hydraulique offre plusieurs terrains de lutte nouveaux et inter-reliés, ainsi que des occasions de se faire de nouveaux alliés et d’expérimenter de nouvelles formes de lutte.

Le projet des sables bitumineux est un des moteurs de l’économie du pays, et il a des ramifications sur plusieurs terrains de lutte: patriarcat, colonialisme, luttes des travailleurs, des migrants-migrantes4. L’importance déterminante de ces infrastructures pour le pouvoir est incarnée par l’attention toujours accrue des organes de sécurité intérieure pour leur défense (SCRS, GRC, SQ, EISN). La lutte contre et la critique de ces infrastructures stratégiques, et de l’extraction des ressources en général, ne doit pas rester l’affaire des écolos. Elle doit être au centre de nos réflexions sur la transformation radicale du monde dans lequel nous vivons et luttons.

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