La Fin?

image

Elle est si lointaine, et si proche à la fois.

Du blog flegmatique d’Anne Archet

Rétrospectivement, il m’apparaît clairement que les Mayas avaient raison. Le monde a effectivement pris fin en décembre 2012. Nous ne l’avons pas vu venir, parce que – comme d’habitude – Hollywood a eu tort. Il n’y a pas eu de tremblements de terre, d’éruptions volcaniques, de raz-de-marée gigantesques engloutissant des continents. Il n’y a que des ruines, de plus en plus de ruines, qui gagnent du terrain inexorablement et qui grugent nos sociétés pourries comme un furoncle discret, presque imperceptible. La vie dans les ruines est agréable pour la mince strate sociale que constituent nos maîtres; leurs ruines sont confortables et climatisées. Reste que ce ne sont que des ruines, même s’ils se battent bec et ongles pour les garder pour eux seuls. Pour le reste d’entre nous, pas de Ragnarok, pas de Cavaliers de l’Apocalypse, juste une suite sans fin de likes, de retweets, de remakes et de reprises de shows de téléréalité. La fin du monde s’est déroulée sous notre nez sans que nous nous apercevions de quoi que ce soit car nous ne pouvions lever les yeux et regarder, tout écrasés sous les dettes et enchaînés devant des écrans que nous sommes.

Pour être en mesure de survivre, il faut impérativement tamiser les lumières et s’entourer d’une pénombre d’illusion – celle que le monde trottine et ronronne comme il l’a toujours fait, que certaines journées sont meilleures que d’autres mais que dans l’ensemble, la situation n’est pas différente aujourd’hui qu’en 1950 ou en 1820. Certains d’entre nous ont besoin de croire au Progrès, ce principe moteur de l’Histoire qui nous assure un Futur qui résoudra tous nos problèmes. S’ils arrivent à se convaincre que la vie est plus douce aujourd’hui qu’au Ve siècle parce que notre espérance de vie est plus longue, c’est au prix de troquer leur pénombre d’illusion pour une obscurité totale ; ils oublient que le sursis que nous accorde la Science a un prix, celui de devenir un objet médical malade et usé, raccordé à des machines et infusé de médocs qui font le bonheur et les profits d’une poignée de multinationales. Le Progrès n’a ajouté qu’une saison de plus à notre vie d’esclavage.

Nous sommes si bien divertis que nous devenons victimes de nos distractions, au point de suffoquer dans la vase générée par nos machines. En ce moment, il y a en circulation plus d’argent qu’il ne le faudrait pour acheter la planète entière alors qu’il en reste de moins en moins à acheter. Les espèces vivantes disparaissent les unes après les autres, l’espace habitable rétrécit avec la fonte des glaciers, l’empoisonnement de l’air et de l’eau, la terre sacrifiée au culte de la fracturation hydraulique, du bungalow et du Wal-Mart. Le mot «totalitarisme» est aujourd’hui galvaudé, mais je n’en trouve pas d’autres pour décrire ce régime qui tue même la nuit à coup de bruit et d’éclairage artificiel. Nous mourrons par asphyxie dans cette boue infecte et la dernière pensée de la noyée va à la Science qui va bien entendu tout régler, dans ce Futur indéterminé où nous serons toutes mortes, ce qui nous permet de continuer de consommer et d’étaler nos déjections un peu partout l’âme en paix parce que c’est plus pratique ainsi.

Et aussi parce qu’on peut en tirer un profit. Le capitalisme a trouvé des tas de moyens de profiter de la fin du monde, c’est même de l’excellente business. On raconte que Lénine aurait dit que «les capitalistes nous vendront la corde avec laquelle nous les pendrons». Cent ans plus tard, on constate qu’il avait tout compris de travers : ils vendent de la corde à tout le monde et attendent peinards que nous soyons tous pendus pour se la passer eux-mêmes au cou. La catastrophe finale sera l’apothéose du fétichisme de la marchandise.

Supposons que ce paradis de carton-pâte fait de pizza pochettes et iWatchs est tout ce que nous avons et tout ce que nous aurons. Quelle est l’alternative? Le repoussoir officiel, celui du néofascisme religieux et de l’extrême-droite de tout acabit ? Si le SCRS est à l’écoute, j’aimerais leur dire que je comprends parfaitement pourquoi et comment quelqu’un en arrive à devenir un zélote violent et intégriste. J’arrive même à avoir de l’empathie pour eux – mais ce n’est pas parce que j’ai de la pitié pour les lépreux que j’ai envie d’en devenir un. La gauche? Ma sympathie est débordante et se mue même en amour pour tous ceux et celles qui ont encore la foi progressiste, celle qui pousse à s’agiter pour un Gouvernement Populaire (lulz), pour la Justice Sociale pour la Révolution (tout ça avec des majuscules, hein, pas le temps de niaiser). C’est toutefois peine perdue, je n’arrive plus à partager leurs illusions, car elles exigent de porter de telles œillères, de développer de tels angles morts que le champ de vision se réduit à un petit point qu’on peut aisément confondre avec la lumière au bout du tunnel.

Alors si on exclue à la fois l’acceptation béate et le suicide, il ne reste selon moi que trois options.

La première, c’est la fuite passive. Le capitalisme permet d’adopter tout plein de modes de vie alternatifs; s’agit d’en choisir un, de l’essayer et s’il vous convient, d’en profiter le temps que ça durera. Vous pourriez vivre dans une cabane avec des panneaux solaires, des poules et des champs de pot à perte de vue – c’est l’option rétro-granole. Ou alors, squattez une ruine pas trop déglinguée et vivez d’amour et d’eau fraîche ou, plus prosaïquement, d’orgies polyamoureuses, d’aide sociale et de dumpster-diving – c’est l’option punkette-urbaine. Casez-vous dans une des catégories marginales tolérées et espérez que cette tolérance ne se volatilise pas du jour au lendemain.

La seconde, c’est la fuite active. C’est la voie insurrectionnelle, celle qui vole et pirate des espaces et des temps pour expérimenter la «liberté libre» de Rimbaud, celle qui crée des endroits où l’on peut enfin vivre plutôt que de se contenter de survivre, même si ce n’est que pour un temps très court. Vivre en nomade pour suivre le vent de la révolte m’a longtemps semblé la fuite active la plus désirable, mais compte tenu que le monde entier semble avoir été transformé en parking bétonné (ou en réseau social), je ne suis pas certaine que ce soit encore possible. Il faudrait être en mesure de sauter de Parc Émilie Gamelin en Place Tahrir en Parc Zucotti en Place Syntagma pour éviter les touristes (tout en évitant d’en devenir une, bien entendu). Cela implique inévitablement de vivre et d’agir en criminel, parce que vivre a été interdit depuis belle lurette – parce qu’il est impossible de concilier la vie et le travail. Les anarchistes illégalistes de la Belle Époque avaient compris quelque chose : l’importance de la reprise individuelle. Si vous êtes une esclave comme moi, le crime n’est pas une lubie, un plaisir ou un passe-temps, mais bien une nécessité, la seule façon d’avoir en bouche le goût fugace de la liberté. Avant de me jeter la première pierre, gardez à l’esprit que presque tout est illégal de nos jours et que vous contrevenez fort probablement à l’instant même à une loi dont vous ignorez l’existence.

La troisième, c’est la vengeance, puisqu’il «est plus humain de se venger un peu que de s’abstenir de la vengeance», comme l’écrivait Nietzsche. La vengeance ne change rien et n’apporte rien, mais ce n’est quand même pas rien. Il n’y a aucune rédemption à trouver dans la destruction gratuite de quelque chose de laid ; on n’en tire que la satisfaction d’avoir épouvanté quelques salopards. Pour avoir cherché la provocation plus souvent qu’à mon tour, je peux affirmer que cette satisfaction est des plus délicieuses. J’ai longtemps cru que je pouvais me servir de l’art comme d’une arme, comme une forme de violence dirigée vers la laideur et l’horreur du monde. J’en suis maintenant beaucoup moins certaine. Peut-être alors que les armes peuvent être utilisées comme de l’art, pour des raisons purement esthétiques, un acte gratuit dépouillé de toute trace d’illusion. Le marteau des luddites comme forme de dandysme du désespoir post-apocalyptique. Mais franchement, je suis trop poule mouillée pour vérifier une telle hypothèse, surtout que j’ai été élevée comme une femme – la violence, j’ai appris à la retourner vers moi-même, pas vers une cible extérieure. Alors les enfants, si vous êtes comme moi, n’essayez pas cela à la maison.

Vous allez me dire que la fuite passive, la fuite active et la vengeance sont pas mal la même chose, en cela que ces trois stratégies ne mènent pas au changement social. Vous avez raison, mais n’oubliez pas que c’est la fin du monde, il n’y a plus rien à changer de toute manière. Et si j’ai une préférence personnelle pour la fuite active, n’allez pas croire que je la tiens pour plus efficace ou plus porteuse d’avenir. C’est juste le naturel d’une ex-gauchiste qui revient au galop, l’expression d’une vague nostalgie d’une époque où un avenir meilleur était encore envisageable. Quelle que soit votre propre inclinaison, je crois que l’important est de ne pas accepter de se laisser confiner dans l’apathie spectaculaire que les Maîtres ont conçue pour nous. La dépression, la rage impotente et le pessimisme quant à la révolution a beau être notre lot, il y a des choses qu’on ne peut tout simplement pas accepter, au risque de devenir par défaut notre propre ennemi. Alors cultivez des roses, goûtez aux plaisirs égoïstes qui nous restent encore, lancez des cailloux dans les engrenages des machines de la mort ; tant qu’il restera quelques oiseaux dans le ciel, l’amour sera peut-être encore possible.

En ce qui me concerne, je vais aboyer et mordre jusqu’au moment ultime.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

%d blogueurs aiment cette page :